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Yacouba Konate : Les gens ont un rapport autoritaire à l’Art

Yacouba Konaté, Les gens ont  un rapport autoritaire à l’Art

Le célèbre critique ivoirien nous a reçus en marge d’un atelier sur la critique d’art pour parler de la vie de l’art contemporain sur le continent.

Quelle était l’opportunité d’organiser cet atelier au niveau de l’ASCAD ?

Le problème de la formation des journalistes culturels ne réside pas simplement dans le déficit de formation, mais plutôt dans le déficit de critiques. Il y a eu nombre de formations en leur direction pendant les grands événements culturels comme le FESPACO, le MASA, le DAK’ART, etc. Notre problème aujourd’hui c’est d’essayer d’imaginer des formations qui vont permettre à des critiques nouveaux de s’intéresser d’abord à la fonction de critique, et puis espérer qu’on pourra par la suite mettre en place des mécanismes qui feront que ceux-ci continuent d’avoir l’occasion de travailler et de faire en sorte qu’ils aient le loisir de le faire. Parce que la grosse difficulté que vous avez dans vos journaux respectifs c’est que vous êtes appelés par plusieurs événements, disciplines et parfois vous n’avez ni le loisir ni le souffle de vous y consacrer. Cette mise en commun nous apparaît donc opportune parce que nous voulons construire l’Afrique, et c’est quand les Africains se rencontrent que quelque chose se construit.

Comment s’est opéré le choix des animateurs de l’atelier ?

Cela s’est fait sur la seule base des compétences. Ramon  Tio  est très compétent dans ce qu’il fait. Il a été critique, enseignant et a dirigé la section française de l’AICA (Association Internationale des Critiques d’Art, Ndlr) pendant longtemps tout en étant le SG de l’AICA. Avec  lui, j’ai déjà fait un séminaire comparable à Ouagadougou dans le cadre du fond de l’UEMOA pour la culture. Quand la décision a été prise à l’ASCAD d’organiser quelque chose sur les arts visuels, j’avoue n’avoir pas pensé en premier à lui. Ramon m’a beaucoup encouragé. Je voulais dans un premier temps organiser un salon de responsables de galeries. Votre confrère Rémi  Coulibaly de Fraternité Matin m’a également encouragé à faire à nouveau un atelier de ce type. Et j’ai tenu à ce que cette fois cela ne soit pas fait sur une base de répétition, c’est pour cela que j’ai souhaité et obtenu des structures que je connais et qui fonctionnent dans différents pays de me proposer des personnes avec qui  elles travaillent  au quotidien afin qu’elles puissent se retrouver et apprendre à se connaître. De sorte qu’avec ou sans l’ASCAD, des choses puissent se passer entre eux.

Et sur les contenus, comment avez- vous procédé ?

Sur les contenus, on ne peut pas faire de critique sans adresser la question, pour parler comme les Américains, de l’histoire de l’art. C’est vrai qu’historiquement les critiques se sont opposés aux historiens de l’art, mais l’histoire de l’art c’est  le premier repère, celui qui donne à chacun un paysage mental qui permet de comparer ce qui se fait aujourd’hui avec  ce qu’on a déjà vu. On s’est dit qu’il fallait donner le maximum de références aux jeunes critiques parce que c’est cela qui va les aguerrir et leur donner l’envie d’apprendre d’avantage sur l’histoire de l’art, sur les artistes ; et de voir également si les méthodes de présentation que nous avons déroulé très rapidement peuvent à un certain moment leur permettre de rebondir et d’avoir de nouveaux outils d’interprétation.

Mais l’histoire de l’art est vaste !

Oui en effet. N’oublions pas qu’il y a des histoires de l’art. Il y en a une qui  est dominante, celle de l’Occident par rapport à laquelle il fallait prendre ses marques. C’est à ce niveau que l’intervention de Ramon était importante, lui qui en connaît bien les arcanes tant au niveau des artistes qui l’ont marquée que les grandes expositions qui  l’ont structurée dans le temps. Le panorama qu’il a exposé vous permet maintenant de comprendre le pourquoi de ces événements et comment ceux-ci négocient leur pertinence. Cela compte beaucoup dans les pays où l’on travaille autour des biennales et où des courants se mettent en place. Pour ma part, j’ai essayé de faire une ouverture sur l’histoire de l’art moderne et contemporain en Afrique. J’ai choisi l’angle de la sculpture mais j’aurais pu élargir le panel, prendre toutes les disciplines et dérouler toutes les choses depuis les premières expositions à Londres ou à Paris jusqu’au moment où l’Afrique commence à montrer elle- même ses propres artistes. Le biais de la sculpture permet de s’intéresser à un domaine où l’Afrique n’a jamais été dans une position d’infériorité parce que les sculptures africaines ont toujours été magistrales, et ont inspiré des artistes comme Picasso. Aujourd’hui, les œuvres qui au niveau du marché ont le plus de plus-value ce sont les sculptures africaines qui se vendent à des sommes faramineuses. L’art contemporain commence à peine à rentrer dans la cour des grands collectionneurs.

Des sculptures dont la perception pose parfois problème. On a assisté à des échanges assez tendus sur le rôle de ces sculptures, dont la plupart, s’agissant des masques notamment, étaient sortis à des occasions particulières. Sculptures que d’autres, notamment en occident, qualifiaient d’art alors que pour les Africains, cela n’en était peut-être pas. Comment analysez-vous cette situation ?

Ce n’était pas de l’art au sens où pour dire art nous ne disons pas art ou Arte. Mais quand quelqu’un mange du Tieb bou diem [un plat sénégalais, Ndlr] c’est un repas. C’est des débats qui pour moi sont surannés, dépassés. Senghor et Mveng ont en leur temps réglé ces questions-là pour moi. Quand quelqu’un dit «ceci on ne l’appelait pas art», qu’est-ce qu’il en sait ? Est-ce qu’il comprend wolof ou malinké ? Comment peut-il dire que le terme n’existait pas en Afrique ? Quand des gens formulent ces types de propositions, cela renvoie à leur ignorance globale de ce que sont nos cultures. Et notre problème c’est que nous- mêmes n’apprenons pas toujours à dire ces choses-là dans nos langues. Peut-être qu’on n’avait pas un concept qui dit art au sens de artes (qui est une formulation latine et dont la correspondance en grec était la teknè qui débouchera sur la technique pour signifier une habile – té à faire quelque chose). Celui qui fait le masque en a l’habileté. A par – tir d’un savoir-faire qui peut déboucher sur un développement qu’on peut considérer comme une sorte de grâce, quand tout se passe comme si cela allait de soi et qu’on ne sent même plus la difficulté à accomplir ce travail, on peut dire qu’on a acquis une maîtrise de type artistique. Maintenant, il faut qu’il y ait le rapport à la notion de beau. Maintenant avec l’art contemporain, ce qui est pertinent ce n’est ni la notion de beau ni la notion d’art, mais la question d’œuvre. Ce qui compte de plus en plus c’et la force instituante. Notre problème aujourd’hui c’est qu’on n’a pas la capacité d’instituer, de décider de l’endroit où commence un courant et où il s’arrête. C’est cette masse critique que nous sommes en train d’essayer de constituer avec vous les journalistes, les universitaires, les artistes et tous ceux qui se préoccupent de ces questions. La question par ailleurs ne se pose pas seulement au niveau de l’art ! On ne va pas passer notre temps à justifier mais à faire ce qu’on a à faire !

Dans les grandes villes africaines, les sculptures abondent dans l’espace public. Et durant l’atelier vous avez évoqué leur caractère conflictogène …

(Il coupe). Disons problématique. Les précautions d’usage qu’impose l’occupation de l’espace public ne sont pas toujours observées par les autorités en charge de la gestion de nos villes. Les gens ont un rapport autoritaire à l’art statuaire ou à l’occupation de l’espace public. Les sculptures font leur apparition sans que l’on ne sache trop pourquoi, comment ou par quelle procédure. Ce qui pose problème à mon avis c’est les modalités, toute la procédure à observer en amont. Lorsqu’un maire ici doit mettre une sculpture quelque part, peut-être qu’il y a eu une discussion au sein du conseil municipal, mais nous les électeurs du maire devons en être informés. Il doit y avoir une discussion, un appel à candidatures ; on doit mettre en place un jury pour discuter d’éventuelles propositions, puis faire un choix. En ce moment-là, l’opinion est au courant et ne sera plus surprise par une sculpture qu’elle va découvrir à un carrefour. C’est ainsi qu’il pourra y avoir une appropriation progressive de l’œuvre. Une sculpture dans l’espace public, c’est toujours du soleil que cela prend aux gens, c’est toujours des repères plus ou moins obligatoires pour des gens qui y passent… L’on doit négocier avec les populations. Nous sortons d’une longue tradition animiste et une sculpture ce n’est jamais une force inerte. Elle est placée à des carrefours qui sont des lieux sociologiquement et anthropologiquement chargés. Toutes ces supputations font que quand il y a un dirigeant met des sculptures un peu partout, on le soupçonne de chercher par des pouvoirs occultes à occuper non seule – ment l’espace public mais égale – ment l’esprit des gens.

Revenons un peu à la critique. D’une part il y a la critique journalistique et d’autre part la critique universitaire qui peuvent être considérées comme les faces d’une même médaille ou être des concurrents féroces. Où vous situez-vous dans ce débat ?

J’ai vécu ce débat de l’intérieur. Dans le premier texte que j’ai écrit, je m’intéressais à la sculpture et aux arts visuels et cela m’a pris beaucoup de temps par rapport à d’autres travaux comme le texte sur Alpha Blondy par exemple. Comme je travaillais sur les questions d’identité au milieu des années 80, je me suis rendu compte que Blondy posait la question de l’identité africaine et en même temps de la sienne propre. J’ai donc écrit un livre sur lui et je me souviens qu’un journal ici a titré : «Yacouba Konaté, chercheur ou commerçant ?» Cela a donné l’impression qu’en publiant ce livre, je cherchais à m’enrichir ! Quand les universitaires de ma génération ont commencé à s’intéresser aux artistes, ils se sont heurtés à l’opposition des journalistes culturels qui, pendant des années, étaient les seuls à écrire sur les artistes. Pendant que j’écrivais sur les artistes, j’avais la méfiance de mes collègues qui pensaient que je devais m’intéresser aux grands textes philosophiques plutôt qu’aux «farfelus» ; et les journalistes de leur côté se demandaient ce que j’avais à venir marronner sur leurs terres. Tout cela m’a obligé à étudier les auteurs que je n’aimais pas comme Hegel ou Bergson juste pour montrer à mes collègues que ce n’est pas par défait que je m’intéresse aux artistes, et que je pouvais discuter de ces auteurs avec  eux et continuer à écrire sur les artistes. Aujourd’hui, l’on est sorti de la méfiance entre les deux bords. Il y a aujourd’hui  beaucoup d’universitaires qui font des travaux de type journalistique parce que les gens ont compris que tous les textes qui sont bedonnants, qui jargonnent, qui relève des théories littéraires très avancées n’ont pas beaucoup d’intérêt pour le public des lecteurs qui s’est restreint. Quand un universitaire écrit aujourd’hui, il cherche en même temps à parler au grand public qu’à ses collègues. C’était l’inverse avant. Dieu merci, les journalistes également écrivent de plus en plus (livres, monographies, etc.).

Parlant du journalisme culturel, est- ce que le dynamisme qu’il y avait dans les années 80 est toujours en vigueur ?

Il y a déjà plus de dynamisme qu’avant ! L’explosion médiatique est passée par là, ainsi que des centres d’art. Les capacités d’écritures sont plus améliorées et plus rapides. Le seul problème qu’on a aujourd’hui c’est celui de la documentation et de l’archivage. Nos capacités dans ce domaine n’ont pas beaucoup évolué. Nos gouvernements n’arrivent pas à documenter, l’université n’a même pas les moyens d’acheter tous les journaux. Les corpus sont plus éclatés mais les dynamismes sont plus forts. L’on doit aussi songer à aller vers des productions plus durables. Les écrits au jour le jour, si vous n’arrivez pas à les capitaliser dans des livres ou des revues, vous avez l’impression d’avoir perdu du temps. Pour écrire sur Blondy ou sur Lattier, j’ai beaucoup consulté les articles des journalistes. J’en fais de même actuellement avec mon projet de livre sur l’histoire de l’art contemporain en Côte d’Ivoire.

Quels sont les chantiers de recherche sur lesquels vous travaillez actuellement et qui vont être bientôt publiés ?

J’ai beaucoup étudié Theodor Adorno de l’Ecole de Frankfurt, qui avait pour compagnon de lutte Walter Benjamin, et qui disait : «Quand tu écris un livre, faut pas en parler !», parce que le plaisir que tu prends à en parler en enlève à l’énergie que tu dois mettre à le terminer. J’ai fini un livre qui est chez l’éditeur en ce moment sur un conteur traditionnel qui s’appelle Bamoro (1933- 2002). Il est l’un des premiers à avoir enregistré des disques et qui m’a beaucoup informé sur l’économie de la culture dans les années 40, qui a vécu les travaux forcés et qui a composé des chansons là-dessus. J’ai fait un gros travail de traduction de ces contes. C’est un projet qui date de 1997. J’ai fini aussi un livre sur Willy Bester, un Sud-africain. Ce sera un livre bilingue français- anglais. Nous en sommes avec l’éditeur au niveau du choix du format et du papier. J’ai terminé un livre sur Frédéric Bruly-Bouabré décédé en 2014.

Parlant de journalisme culturel, est- ce qu’il existe au niveau de l’AiCA des passerelles possibles entre les la critique journalistique et la critique universitaire ?

L’AICA compte plus de journalistes que d’universitaires. La critique d’art c’est l’art qui est en train de se faire. Ceux qui documentent ce travail c’est plus les journalistes. L’AICA comprend également des galeristes, des curateurs, des chercheurs. En Afrique, on n’est pas encore arrivé à développer une dynamique interne à ces associations tout simplement parce que la plupart des gens qui travaillent dans ce domaine ont besoin d’être soutenus alors qu’ailleurs, en Europe et en Amérique du nord notamment, ces associations reposent sur des appuis institutionnels que les universitaires ont dans leurs universités ou les galeristes dans leurs galeries. Ici, il faut lever des cotisations pour tout. Ce n’est que maintenant que quelques mécènes commencent à s’intéresser à cette activité. Avec ce séminaire par exemple, si on avait eu les moyens de mettre en place un projet qui disait par exemple que dans les six mois à venir, chacun des participants choisisse un artiste, le documente selon les règles, écrivent un article, on en fera un livre. En ce moment-là vous ne serez pas perdus pour la critique et on peut dès lors progresser.

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